Banlieues 89

Lire l’article de Michel Cantal-Dupart dans « Murs Murs » – avril 1986

murs murs

Avril 1986 : Une exposition sur le Grand Paris est inaugurée au Centre Georges Pompidou. Elle expose les principes et projets de Banlieues 89, mission animée par Roland Castro et Michel Cantal-Dupart.
Ce texte est paru dans le numéro spécial de la revue Murs Murs – le journal des villes. Un conte qui, trente ans après, semble se mettre en œuvre.

Les milles et un lieux magiques

Quoi de plus fantastique que d’imaginer un Grand Paris à travers les contes nocturnes de Schéhérazade qui, pour échapper à la mort, invente chaque soir une histoire passionnante. Cette dérive à laquelle nous invite Michel Cantal-Dupart fait découvrir et met en valeur les multiples lieux magiques des banlieues.

Histoire d’Ali Baba et des quarante voleurs

Que reste-t-il de ce conte ? Moins l’histoire des voleurs que la découverte du trésor, le sésame qui permet de voir ce qui était caché. Notre démarche sur l’agglomération parisienne est celle des topographes quand ils analysent une géographie ou celle des archéologues quand ils entreprennent des fouilles. La banlieue a été quadrillée, chaque carré d’un kilomètre de côté a été analysé, observé, imaginé. Un lieu magique a été systématiquement révélé, site apparemment sans valeur, mais auquel un brin d’imagination laisse entrevoir de multiples capacités d’aménagements.

Qu’une friche comme la Plaine des Tartres ne soit pas en mesure de relier la banlieue centre (Saint-Denis) à ses banlieues de banlieues (Stains et Pierrefitte) c’est vraiment dommage ; cela fait belle lurette que les urbanistes se penchent sur la question, imaginent des pôles d’aménagement, alors qu’il suffirait notamment de créer des liaisons entre l’université Paris VIII et la cité jardin de Stains.

Que l’Ile-Saint-Denis soit restée un cimetière des hangars et une réserve de grands magasins est totalement anachronique.

Que les bassins filtrants de Saint-Maurice n’aient pas trouvé une reconversion qui fasse baver d’envie les projets d’aménagement du bassin de La Villette reste un mystère.

Que la route du Landy ne retrouve plus son statut de grande voie traversante de la Seine-Saint-Denis-Denis, parce qu’elle est sectionnée par des sens interdits, est un péché contre l’histoire.

Que le Parc des Expositions de la Porte de Versailles qui se love dans les tructures du périphérique n’ait jamais servi de modèle de franchissement à cet équipement frontière est regrettable.

Que l’aéroport du Bourget, quand il borde la Nationale 2, n’ait d’autres trésors à offrir qu’un chapelet de hangars et de parkings révèle son statut marginal. Pourtant cette nationale ne demande qu’à devenir une avenue bordée d’une brochette de restaurants qui pourraient être le ferment d’un quartier. Mais voilà, cette portion de territoire n’est ni tout à fait Le Blanc-Mesnil, ni tout à fait Dugny, en tout cas, ce n’est pas Le Bourget.

Que la redoute des Hautes-Bruyères reste un casernement inconfortable pour CRS en déplacement alors qu’il s’agit d’un des plus beau point de vue sur Paris et le Val-de-Marne, laisse pantois.

Que les cités-jardins de Stains, Suresnes ou de la Butte Rouge ne se soient jamais multipliées.

Que les grands cimetières parisiens – tel Pantin – villes mortes dans un tissu vivant, continuent à exclure leurs quartiers périphériques au lieu de les unir, ne serait-ce qu’en ouvrant l’ensemble de leurs portes …

Qu’il ait fallu que Nogent accueille un pavillon des halles de Baltard avant qu’il ne soit englouti dans un trou, pour constituer non seulement un monument historique mais un phare qui domine la totalité de l’agglomération parisienne …

Que les points de vues du Moulin d’Orgemont, du Fort de Romainville ou du Plateau d’Avron à Rosny-sous-Bois ne soient pas des lieux attirants à l’instar des terrasses de la Butte Montmartre est un manque d’audace.

Qu’Epinay ait agi dans le domaine de la sécurité avec habileté et efficacité, qu’elle ait accueilli le célèbre congrès du Parti Socialiste lui confère des lettres de noblesse. Quel dommage que cette ville ne soit pas devenue la capitale du cinéma qu’elle devait être ! …

Voilà ce qu’Ali Baba a vu au travers des zones de bâtiments industriels, cimetières, cités, grands ensembles, zones vertes, carrefours, routes, autoroutes, zones ferroviaires, zones inondables et friches industrielles. Il n’a vu que scintillements, îles, bords de l’eau, quartiers, avenues, boulevards, places, portes de villes, parcs et jardins, châteaux, monuments et points de vues.

Histoire de Sinbad le Marin

Toutes les villes entretiennent un rapport étrange avec leurs fleuves, les ponts génèrent souvent la composition urbaine, les bords et les quais sont fréquemment organisés en façades : aucune ville-centre ne laisse échapper la rive qui lui fait face : il faut contrôler port et débarcadère. Pour raison économique, les villes s’organisent de part et d’autre de leur fleuve. Ce qui là unit, ailleurs divise. Pas une seule ville de banlieue n’enjambe la Seine, la Marne ou l’Oise, exception faite de Joinville-le-Pont et Choisy-le-Roi.

Pas une seule ville n’ose présenter une façade sur le fleuve : pas une seule ne contrôle son pont ; toutes d’ailleurs semblent s’évertuer à s’isoler des bords de l’eau par autoroute et voie rapide interposées. Mais comme la Seine est déesse et qu’il faut bien sacrifier à son culte, on aménage des linéaires de berges qui, segment par segment, contribuent à son embellissement.

Des milliards en dentelle, mais pourquoi pas des balcons ou des môles qui auraient l’avantage d’être plus économiques et de faciliter la découverte. Le chapelet d’îles qui, de Conflans-Sainte-Honorine au « Conflans » de Charenton, n’offre qu’un temple d’amour sur l’Ile-de-la-Jatte et une statue de la liberté sur l’Ile-des-Cygnes. Tout ceci est un peu indigent.

Notaires, croyez Sinbad le marin, c’est à l’Ile-Saint-Denis qu’il faut investir, cette commune est appelée à un grand destin ; il en va de même de l’Ile-de-la-Jatte dans sa partie Levallois-Perret, l’Ile-Saint-Germain à Issy-les-Moulineaux et l’Ile-Séguin avec son grand paquebot Renault qui deviendront de très beaux quartiers.

A la Pentecôte, à Achères, la ville descend vers un ancien terrain d’épandage et là, sur les bords de Seine, dans un paysage de mer de sable, elle célèbre une fête de la musique. A l’autre extrémité, Valenton ne comprend toujours pas pourquoi la plage bleue n’a pas le même destin que le lac de Créteil.

Et Sinbad qui voit le bateau aux armoiries de Paris pense qu’il serait grand temps d’arrêter la trop longue dérive de la banlieue fluviale. Fluctuat nec mergitur …

Histoire d’Aladin ou la lampe merveilleuse

Il suffisait, dit-on, qu’Aladin frotte sa lampe pour que tous ses vœux se réalisent. Est-il suffisant de dépoussiérer et de bâtir ponctuellement pour faire changer les choses ? La question reste posée. Ce dont on est sûr, c’est qu’une politique de grands équipements, si elle est nécessaire, n’a aucunement contribué à l’organisation de la banlieue. Paris s’est structuré mais au détriment du tissu interstitiel. En 1984, soixante-quinze maires de la couronne parisienne ont montré du doigt un projet « Banlieues 89 » qu’ils avaient en tête et qu’ils voulaient voir aboutir. Ils contribuaient à changer la banlieue durant leur mandat municipal, non seulement en innovant mais, au-delà de leur commune, en participant à l’aménagement du territoire de notre agglomération.

Des mauvais génies hurlent au pointillisme, mais les villes ne sont faites que de premières pierres ; il s’agit donc de cristalliser la banlieue et que chacune des lampes ainsi allumées, de proche en proche, contribue à ce que l’agglomération parisienne devienne ville lumière dans sa totalité.

Histoire du marchand et du génie

Les urbanistes modernes n’ont eu que tardivement la révélation qu’il était possible de faire de la ville avec du logement. L’aide à la construction est un domaine réservé à la Direction de la Construction qui concentre l’ensemble des aides au logement. Le marchand (les maîtres d’ouvrage) tient les succursales. Il a semblé opportun au génie d’organiser la ville à partir de cette direction, mais c’était impossible car la Direction de l’Urbanisme ne participe pas à la décision.

Quel tollé, le jour où la Direction de la Construction a osé appeler une sous-direction « Architecture et Construction » ; car l’architecture se traitait en ce temps (1977) dans un autre ministère. Enfin, tout s’arrange, et le génie s’est penché sur de nouvelles formes d’habitat, mais ses efforts ont été vains car le marchand construit de moins en moins de logement. La pensée urbaine est perturbée. Son génie s’évertue à savoir comment on fera la ville de demain. A partir de quoi et avec quoi …

La renaissance de la ville industrielle est un atout certain, la modernisation de notre industrie doit se faire au bénéfice de la ville. Le capital que représentent les friches urbaines situées aux points clé des grandes agglomérations, est à reconquérir. Gardons-nous de ne voir que réserve foncière, terrain à spéculation ou zone d’emploi.

Les usines n’ont plus rien à voir avec ce qu’elles étaient et, fort heureusement, des industriels entreprenants renouent avec une tradition qui consiste à faire des usines les nouveaux châteaux. Ils ont constitué un patrimoine monumental aujourd’hui suranné, mais il faut veiller à ce que les nouveaux monuments créés, au lieu d’être lotissement industriel deviennent monuments de quartier à réinventer. Friches et zones industrielles sous-exploitées dans la plupart des cas, ont été réalisées par des marchands. Il faut que les génies s’en mêlent, car c’est à partir de ces sites que seront créés de nouveaux quartiers. Il n’y a presque plus de perceptions et de bureaux de poste pour ponctuer nos nouveaux quartiers, on ne construit plus d’églises, il ne reste plus à bâtir que les nouvelles usines.

Histoire des trois pommes

Ce conte des mille et une nuits est une histoire sanglante avec de nombreux meurtres. L’histoire que je vais vous raconter n’en est pas encore là, quoi que …

L’agglomération parisienne étant ce qu’elle était, nos responsables ont décidé en 1964 de partager l’ancien département de la Seine en trois départements : Hauts-de-Seine, Seine-Saint-Denis et Val-de-Marne, l’Etat gardant sous sa tutelle le centre de décision, Paris. Cette départementalisation était propice à une certaine décentralisation.

Les inconvénients apparaissent immédiatement : il n’y a plus de solidarité entre le centre et sa périphérie, les trois pommes (les trois départements) pourtant issues du même arbre ont suivi, chacune, des destins différents et la loi de 1982 sur le statut de Paris n’y change rien.

L’accession en 1977 de la ville de Paris à un véritable statut communal ne servira pas de prétexte à un réaménagement intercommunal. Les moyens qui avaient prévalu au réaménagement des fortifications et à l’urbanisation des cités jardins, politique globale totalement promue par le département de la Seine, sont aujourd’hui difficiles à mettre en œuvre ! Et ce d’autant que chaque molécule communale, par atavisme, a tendance à privilégier l’aménagement de son centre au détriment de ses marges. La priorité donnée aux villes nouvelles est d’une valeur incontestable par la pensée urbaine et par la collection architecturale qu’elles rassemblent, mais les dons qu’elles ont reçus sont autant de moyens qui ont échappé à la globalité banlieusarde.

Banlieues 89 est, en quelque sorte, venue atténuer cette disparité ; le seul moyen de donner aux villes de banlieue une égalité de chances face à la décentralisation est de leur donner une égalité de moyens face aux problèmes qui les concernent. Les lieux magiques repérés ne sont pas les éléments d’un tout indéformable, il s’agit d’un repérage de site pour que les communes, les investisseurs et les entrepreneurs aient un nouveau regard sur ce qui est aujourd’hui marge et espace délaissé.

Ce qui empêche ce bouleversement culturel permet paradoxalement de nouvelles métaphores sur l‘état de la banlieue parisienne, sur le manque de solidarité communale, sur les corporations multiples qui gèrent l’urbanisme de l’agglomération. On pourrait raconter « L’histoire des deux sœurs jalouses de leur cadettes », « l’aventure du calife Haroun-al-Rachid », « l’histoire de l’aveugle Baba-Abdallah » et surtout « l’histoire de l’envieux et de l’envie ».

Mais comme le chantait si bien Joséphine Baker, nous n’avons que deux amours : un pays et Paris, une agglomération phare à l’échelle de l’Europe puisqu’elle pourrait devenir la plus importante en se solidarisant. Les idées et les projets doivent fuser de partout : il serait tellement extraordinaire que la patrie de l’Encyclopédie soit celle du renouveau de la ville, c’est à dire de la faculté d’échange sans lieux d’exclusions.

Croyez moi, tout ça n’est pas un conte à dormir debout !

Michel CANTAL-DUPART

 Février 1986